Dans une tribune publiée mercredi 16 octobre dans le quotidien Mutations, Lucien Bodo, journaliste et Rédacteur en chef adjoint, revient sur la montée de la violence au Cameroun. « Mis les uns à côté des autres, différents événements et faits permettent d’établir que le Cameroun, jadis havre de paix et de tranquillité, est pris dans une spirale de la violence (physique et psychologique) qui fait redouter le pire. » décrit le journaliste, qui pense que les médias participent à cette poussée de la violence.
Un résident camerounais de la ville française de Lyon, est, depuis peu, l’acteur d’un buzz incroyable sur les réseaux sociaux. Celui qui se fait appeler Billy s’est en effet illustré en assénant une gifle à l’un de ses compatriotes. Cette démonstration de violence devant des forces de l’ordre françaises médusées a cours alors que se tient la 6e Conférence du Fonds mondial de lutte contre le Vih-Sida, la tuberculose et le paludisme. A l’invitation de son homologue français, Emmanuel Macron, le président de la République, Paul Biya, a participé à ces travaux tenus les 9 et 10 octobre derniers.
Loin d’être un cas isolé, la « prouesse » très célébrée et applaudie de Billy « le gifleur » n’est qu’un cliché parmi tant d’autres qui émaillent désormais systématiquement les séjours présidentiels à l’étranger. A chaque sortie de Paul Biya hors du pays, le monde assiste à un spectacle dégoûtant, orchestré pas certains Camerounais de la diaspora. Le face à face explosif, à l’instar de ceux de Genève et de Lyon, met en scène des compatriotes se revendiquant d’une brigade anti-sardinards opposée au régime et d’autres se faisant appeler « les patriotes », pro-régime. Camerounais et Camerounais, des frères, se livrent à des batailles rangées loin de leur pays !
Mis les uns à côté des autres, différents événements et faits permettent d’établir que le Cameroun, jadis havre de paix et de tranquillité, est pris dans une spirale de la violence (physique et psychologique) qui fait redouter le pire. Malgré la tenue récente du grand dialogue national, le conflit armé se poursuit toujours dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest entre les forces de défense et de sécurité et les mouvements séparatistes. Et, peu importe le niveau d’optimisme et de patriotisme dont on peut être doté, rien jusqu’ici ne permet de dire quand la guerre prendra fin.
Sur le plan politique, il est loisible d’observer que l’opinion publique s’est fortement fragmentée et « multi-polarisée » depuis l’élection présidentielle d’octobre 2018. Ces divisions se caractérisent par la montée en puissance d’un discours violent qui tend à diaboliser l’autre pendant que l’on se revêt soi-même d’attributs angéliques. Le messianisme est un culte désormais pratiqué par des faucons de tous bords.
Le combat politique, au sens de la conquête et/ou de la conservation saine du pouvoir, est dilué par des messages de haine. Il n’existe plus d’adversaires politiques, mais plutôt des ennemis contre lesquels on voue une haine viscérale et qu’il faut absolument « abattre ». Dans ce basculement, le tribalisme est une terrible arme dont ne se privent pas certains hommes politiques.
Les émeutes de Sangmelima ont prouvé encore une fois à quel point une certaine élite peut être dangereuse pour la paix et l’unité du Cameroun. Voulant masquer leur médiocrité et leur incapacité à être des ambassadeurs valeureux de leur communauté dans la gestion des affaires du pays, ces personnages instrumentalisent une jeunesse oisive à des fins égoïstes. De la sorte, ils détournent l’attention et désignent « l’étranger » comme étant à l’origine de divers malheurs.
Au moment où le climat social est de plus en plus électrique, marqué par des affrontements en tout genre, il se dégage un autre fait très dangereux. Les extrémistes gagnent du terrain et sont en train de l’emporter largement sur les modérés. Pour preuve, un processus malsain d’étiquetage veut désormais que les uns et les autres choisissent leur camp. Il n’est donc plus possible d’exposer publiquement un raisonnement objectif dépouillé de tout parti pris. A gauche comme à droite, les extrémistes veulent absolument savoir de quel côté vous vous situez. Soit vous êtes avec eux, soit vous êtes contre eux. Et si vos idées tendent à aller contre les leurs, vous serez la cible quotidienne d’injures, de diffamation et d’attaques de toutes sortes.
Dans cette nouvelle république du soupçon permanent, une loi, certes non écrite mais implacable, interdit de se situer quelque part au milieu ; de créer un pont, de fédérer des énergies contraires. Si vous ne choisissez pas votre camp, on va vous en trouver un. La violence a redonné une seconde jeunesse à la dictature de la pensée unique.
La fracture entre les Camerounais est exacerbée sur les réseaux sociaux. Notamment Facebook. Cette plateforme est devenue le terreau fertile d’une guerre permanente entre les « soldats » de diverses armées d’internautes. Il est quasiment impossible de passer une journée sans assister à un lynchage ou à des propos qui tendent à humilier autrui sur la toile. Twitter, souvent présenté comme un réseau social élitiste, n’est pas en reste. Les échanges y sont régulièrement très violents, empreints d’arrogance et teintés d’un ton méprisant. Des internautes – peut-être happés par les griffes empoisonnées de l’oisiveté – ont fait de la provocation leur quotidienne occupation.
Avec les réseaux sociaux, les Camerounais ont perdu le sens de la courtoisie, le sens de la mesure, le sens de la contradiction. De cette dernière ne naît plus la lumière, mais plutôt les ténèbres de la haine. Le débat d’idées s’est transformé en empoignades verbales. On a le sentiment que le Camerounais est en colère, mais lui-même n’arrive pas à s’expliquer pourquoi tant de rage se dégage de lui.
Les médias classiques jouent également un rôle très important dans ce qui se passe, eux qui sont pris dans cette spirale de la violence. Inconsciemment – mais aussi consciemment -, ces derniers servent parfois de haut-parleurs aux apôtres de la haine et de la violence. Ceux-ci écument les plateaux de télévision pratiquement tous les dimanches et envahissent les studios de radio. Notre avis sur la question est que les médias camerounais ne devraient plus se rendre complices de ses cerbères du chaos, de ces hommes et femmes qui sèment et arrosent les graines du tribalisme, du rejet de l’autre, de l’incitation à la haine.
Parmi ces hommes et femmes qui prêchent l’obscurantisme dans les médias classiques et sur les réseaux sociaux se trouvent des « intellectuels ». Avec un parcours académique assez éloquent et flatteur, ils bénéficient d’une présomption de bon sens. Malheureusement, pour des motifs qui restent à identifier, certains ont mis de côté la science pour se jeter dans la boue. Au lieu d’éclairer la masse, de tirer la sonnette d’alarme de manière à attirer l’attention des politiques sur un pays en voie de dislocation, ces « sabitoulogues » préfèrent remuer le couteau dans la plaie.
Au Cameroun, on est passé de simples désaccords – quelque chose de tout à fait humain – aux divisions. Et la prolifération d’intellectuels incendiaires contribuent à faire se craqueler davantage le lien en béton qui nous unit. Le Camerounais a pourtant toujours aimé l’étranger, d’où qu’il vienne. Le pays lui-même a souvent été cité en exemple en termes de cohabitation de la différence et de la pluralité.
Au fond, l’expression ponctuelle de la colère des uns et des autres est légitime ; surtout qu’elle peut être mise à l’actif de la faillite de la gouvernance. Néanmoins, cette colère devrait être capitalisée et transformée en énergie positive pour poursuivre le défi de la construction du pays.
Il faut bien comprendre que la violence est en réalité l’expression de la faiblesse, la défaite de l’humain face à l’instinct animal tapi en lui ; c’est un moyen dont usent les incompétents aux fins d’assujettir, par quelque contrainte que ce soit, ceux qu’ils ne peuvent convaincre par la force des arguments. Ainsi, même si elle dispose de tous les motifs de découragement, la jeunesse camerounaise doit refuser de céder, refuser de se faire instrumentaliser. Il faut fuir comme la peste la tentation de la violence, qui est en réalité la voie sans issue de l’obscurantisme.
Aux basses manœuvres des politiciens, il faut continuer à répondre par l’amour du prochain, mais surtout le bon sens. A ceux qui font la propagande de la division, de la haine et de la violence, le citoyen camerounais, soucieux du pays qu’il laissera à ses enfants, doit opposer la tolérance. Car, qu’on se le dise clairement, peu importe nos différences, nous sommes condamnés à vivre ensemble ou à disparaître.
© Lucien Bodo
This post was published on 16 octobre 2019 13 h 24 min
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